La formule en exergue est un détournement d’une pensée humaniste écrite par le poète Aimé Césaire, parlant des Juifs. Il faut le dire, jusqu’à fort récemment, le vocable et le concept de MIGRANT n’étaient employés chez nous en Martinique, autrement que dans son assertion technique, pour les devoirs de géographie des élèves du secondaire ou pour présenter les déplacements saisonniers d’animaux qui ne sont point de notre bestiaire. Il fallait alors au pédagogue, dans les années 60/70, de patience et de capacité de persuasion, pour faire entendre la différence entre EMIGRATION et MIGRATION. Rappelons qu’à l’époque, il partait de chez nous, vers la France, « des « candidats à l’émigration » par pleins avions, par le tristement célèbre BUMIDOM ! Un autre épisode de nos rapports tumultueux avec l’amère patrie qui avait encore besoin de main d’œuvre pour se relever.
Un peuplement par vagues successives
La Martinique est une île. Un territoire de 100 km de long et 32 dans sa plus grande largeur. Les premiers arrivants, des peuplades Arawaks ont appelé Madinina, cette terre vierge. Ils ont ainsi occupé et dénommé toutes les terres qu’ils découvraient dans une dispersion qui les ont conduits en sauts d’îles depuis l’Amazonie, sur tout le bassin caribéen et les contreforts des Andes. La Martinique est avec Cuba, Jamaïque, Haïti, Porto Rico, Guadeloupe mais aussi Barbade, Sainte Lucie, Dominique, Trinidad, Grenade et bien d’autres rivages, un bout du chapelet de l’archipel des Antilles, tous bordés par l’Océan Atlantique à l’est et la Mer des Caraïbes à l’ouest.
Une population qui ne fait pas peuple
Par la suite, le peuplement de ce petit maillon de la chaîne volcanique de la région, s’est constitué au fil des ères et au gré d’arrivées successives de vagues d’occupants, explorateurs, flibustiers, bannis, colonisateurs, esclaves, déracinés, réfugiés… Quand bien même s’est-elle constituée dans de rapports conflictuels voire dans la détestation, ces mouvements ont consacré le substrat d’un groupe organisé en couches non superposées mais successives, toutes légitimes ; une société qui ne manque jamais de dire son attachement à son bout de Terre, des gens qui vivent, travaillent, se supportent cordialement, les uns, composant avec les autres.
Des apports culturels à foison
Au gré des mouvements, des installations, des visites, chacun a porté et livré sur place, au plus grand nombre, une part de lui-même, comme écot à ce peuple embryonnaire jamais accompli. Ces marques sont visibles dans la langue commune -le créole-, dans les expressions, des éléments vestimentaires, des rituels, des chansons, des rythmes… Et même s’il a existé des sobriquets qui peuvent paraître déplacés et injurieux aujourd’hui, ce n’étaient que chamailleries, moqueries ou simples raccourcis (dans une langue constellée d’expressions imagées), pour caractériser et situer l’autre, jamais pour le fixer dans sa différence ! Ainsi « coolie » était-il un terme affectueux pour mères chérissant la chevelure crépue -ou non- de leurs bambins ; « Chine » se contentait de désigner un asiatique qui avait installé dans le quartier, sa famille et son négoce. « An Syrien » renvoie nécessairement l’image du personnage qui a la bosse du commerce, le même qui a désormais enseigne dans la rue des Syriens, après d’avoir sillonné toutes nos campagnes, lesté de ses valises repues de babioles presque inutiles, mais bienvenues et bien vendues dans les cases. Ces personnes étaient arrivées en position d’exilés, fuyant des situations difficiles en Chine, Inde, Palestine, Liban… bien souvent encouragées par la France coloniale, vers une Amérique promise et qu’ils n’atteindront pas. En Martinique, ils ont fait souche, au milieu d’autres déracinés.
« Faire souche » ou repartir
Dans ces mouvements humains, il faut regarder comme singuliers, les échanges et relations avec nos voisins et cousins de la Caraïbe, les passerelles avec ceux de nos concitoyens français, sur le continent sud-américain (Guyane) ou dans la proche « île sœur » distante de 180 Kilomètres (Guadeloupe). Certains sont arrivés et puis se sont arrêtés, se sont établis, presque sans projet de départ, comme l’ont fait les Taïnos des siècles auparavant. Ils arrivaient par opportunisme économique, avec l’idée de repartir bien vite. Il n’y avait pas de protocole administratif très contraignant : les Saint-Luciens venaient pour la campagne sucrière et repartaient, les Haïtiens étaient invités pour nous faire danser aux rythmes des sonorités magnifiques de leur île, au même titre que des Trinidadiens, des Barbadiens (qui eux, ne se sont jamais réellement implantés).
Martiniquais migrants
Les Martiniquais en faisaient de même de leur côté. Partis un jour vers des destinations improbables, ils ont fini par s’enraciner, à la suite surtout de l’éruption de la Montagne Pelée en 1902. Nombre de familles ont pris la direction de la Guyane ou de Panama City, pour le programme Ariane ou les gigantesques chantiers du Canal. Dans ces contrées, ils y retrouvaient d’autres compagnons de la Caraïbe intéressés par la perspective de travailler ailleurs que dans l’industrie cannière qui entamait son déclin dans nos régions. D’ailleurs, au pays, il se dessinait une migration des zones rurales, vers la métropole locale -Fort de France-, où Aimé Césaire, maire, devait composer avec cet exode inattendu. Il n’y eu pourtant pas de ghetto dédié et repéré pour être zone de vie de tel groupe. Des personnes se sont pourtant organisées en communauté, sans communautarisme, chacun ne dissimulant jamais son origine, avec en partage : la misère et le peu de moyens, sans céder au dénuement ou misérabilisme.
Le basculement
Au début des années 80 et avec l’avènement d’images et commentaires sur les boat-peoples du Viêt-Nam, puis d’Haïti et ensuite de Cuba, la réalité affreuse et crue, entrait dans les conversations des Martiniquais. En fait on était nécessairement appelé à prendre position sur une préoccupation qu’on nommait alors, la cause des exilés, demandeurs d’asiles ! Nous voici dons installés au spectacle du monde, jusque tout près de nous avec Cuba et Haïti. Seulement ces candidats au départ choisissaient encore d’aller vers les Etats Unis ou la Canada, il eut à la marge quelques Haïtiens dissidents artistes puis arrivants libres cantonnés surtout dans des emplois subalternes ou des activités de « pacotilleurs ». Le(s) parti(s) politique(s) de la droite locale (voire de gauche), trouvaient ainsi motifs à forcir le trait pour illustrer leurs slogans contre l’indépendance qui conduirait fatalement à quitter un giron sécurisé, garanti par l’appartenance à un ensemble français, plutôt que l’aventure et l’errance auxquelles nous serions voués, dans la tentation de sécession !
Les étrangers sont-ils encore les bienvenus ?
Dans la même période d’autres voisins se sont joints à la dynamique du départ en exil économique pour venir en aide à la famille restée au pays. Des Dominicaines (de République Dominicaine), arrivaient en Martinique par des voies illicites pour une activité illicite de leurs corps et leurs charmes, dans des circuits tenus par des Martiniquais… Des zones de non-droit ont fleuri, des quartiers se sont spécialisés et repérés comme tels, des trafics se sont structurés, des échanges dans le commerce informel et réprimable se sont intensifiés avec nos voisins, les jeunes de plus en plus exposés aux dangers et dérives de ce changement d’organisation sociale. Les statistiques de la justice des mineurs (ascendants, motifs et prises en charge), en attesteraient. Le discours extrémiste bleu marine longtemps honni et empêché, trouve désormais résonance, voire même candidats pour une représentation locale visible… Une frange de la population insuffisamment outillée pour l’analyse reprend les arguments qui s’étalent dans les médias qui relaient les propos venus d’ailleurs. D’autres voix tentent bien de contenir les dérives mais il ne se passe pas un jour sans un épisode déplorable marginal, ne soit l’occasion d’un éclairage marqué par l’affect et la tendance du moment.
Nouvelle forme de l’acculturation : les peurs du peuple français en héritage
Mon sentiment est que nous héritons continuellement en live et dans l’immédiat, de TOUTES les peurs des Français. En bons sujets (citoyens) parfaitement aculturés, nous adoptons sans filtres les analyses et expressions des bien-pensants « de souche », ainsi nous voici prêts à mener une sorte de pogrom comme ce fut le cas une fois en Guadeloupe, contre des Dominiquais (voisins anglophones de l’île de la Dominique). Nous voici désormais sur nos gardes, dès qu’apparaît un barbu en Djellaba, certains soliloquent et appellent à témoin lors du passage d’une femme voilée : témoignages entendus, ces deux dernières situations restent rares mais occasionnelles. Ce constat se vérifie également dans les débats et le traitement de la citoyenneté ou de la laïcité : amenez vos angoisses, nous les ferons nôtres !! En revanche, passez-nous que nombre de personnes venues de France, pour la plupart, des exilés volontaires qui s’installent en Martinique où l’on crie paradoxalement qu’il y a un chômage endémique sur un marché étroit entre autres raisons. Nous n’avons rien à opposer à ces déplacements licites ; ce qui choque c’est la forme et le résultat visible, car comme par enchantement, tout marche pour ces nouveaux arrivants : logement, travail, réseaux, farniente et hélas de plus en plus aujourd’hui : arrogance et mépris vis-à-vis de l’indigène.
Que font les CEMEA Martinique ?
Les CEMEA Martinique sont clairement à l’opposé de cet état d’esprit, cet avis vaut pour les individus qui composent le groupe, certes, mais ne l’avons-nous pas vérifié collectivement. Il convient de la faire aujourd’hui et rapidement de manière à nous positionner et faire connaître le parti-pris de l’AT, dans le délitement des consciences. Il faut reconnaître que les membres sont impliqués individuellement dans des circuits de résistance connus (Amnesty, association d’aide aux étrangers, actions d’insertion au réinsertion, soutien aux familles dans la précarité…), voire même de syndicats ou organisation politique ouvertement positionnés.
Depuis 2012, suite à une réflexion collective liée à un projet intitulé « espace mobile de développement culturel, éducatif et social de proximité » ; l’Assemblée Générale s’est prononcée favorablement pour ouvrir un nouveau champ d’intervention « Secteur Action directe et de proximité ». L’idée est d’agir auprès des publics au quotidien. Cet axe de développement, original dans le Réseau, vise à dynamiser « l’espace socio-éducatif et culturel » sur un territoire marqué voire stigmatisé, en direction des enfants et des jeunes, en associant les parents et, de manière générale, les habitants pour créer une dynamique différente. Il se trouve que les zones où nous sommes présents en négociation avec nos partenaires, sont habitées en une large proportion, par des familles avec des patronymes à consonances étrangères, des unions mixtes pour beaucoup.
Dimanche 17 mars 2019
Contribution de Pierre Procolam
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